Clowns Sans Frontières © Katja Muller – Sénégal 2019

Témoignages

Étude d’impact des actions au Sénégal

Synthèse de l’étude réalisée par Narcisse Diata, sociologue, en 2019


Pour aller plus loin dans la mesure de l’impact de ses activités, Clowns Sans Frontières s’est entouré en 2019 de chercheurs qualifiés dans ses pays d’intervention, pour analyser l’environnement dans lequel les projets sont déployés, mais aussi pour explorer l’impact de ses activités sur les enfants bénéficiaires.

A cette fin, Clowns Sans Frontières a fait appel au sociologue sénégalais Narcisse Diata, en partenariat avec l’ONG Futur au présent, dans le cadre de son programme au Sénégal visant à améliorer la prise en charge psychosociale des enfants en situation de rue et de privation de liberté.

Cette étude est le fruit d’observations directes, d’ateliers d’écoute et d’expressions de groupe avec les enfants, et d’entretiens semi-directifs avec des enfants, des éducateurs sociaux, des artistes sénégalais, des responsables d’organismes partenaires et un élu local.

Cette synthèse a pour objectif de donner accès aux résultats et analyses de cette étude, elle reprend les éléments les plus saillants de l’impact que les activités de CSF ont eu sur les enfants bénéficiaires des actions menées au Sénégal en octobre 2019.

Les enfants vulnérables au Sénégal

Depuis 2018, Clowns Sans Frontières intervient au Sénégal auprès de deux publics : les enfants en situation de rue et les enfants en situation de privation de liberté.

Le phénomène des enfants en situation de rue constitue une problématique préoccupante et complexe au Sénégal. Les enfants talibés confiés à un marabout pour leur éducation religieuse sont souvent forcés à mendier pour subvenir aux besoins de leur daara (école coranique) ou de leur famille. Les enfants fugueurs fuient des situations de violence familiale ou d’extrême pauvreté. Les enfants migrants venus de pays voisins, Guinée-Bissau ou Guinée-Conakry, se fixent eux-aussi dans les centres urbains pour trouver du travail.

Ces enfants qui se retrouvent livrés à eux-mêmes sans ressources pour subvenir à leurs besoins ne bénéficient d’aucune aide, ni d’aucune activité socio-éducative ou distractive. Pour survivre, nombre d’entre eux sont amenés à commettre des infractions à la loi qui les conduisent à une incarcération.

Outre le fait que la prison n’est jamais un environnement adapté aux mineurs, le phénomène est particulièrement aigu au Sénégal. En effet, il n’existe qu’un centre d’incarcération pour mineurs dans le pays, la plupart des établissement sont mixtes, surpeuplés et très peu d’investissements sont réalisés pour l’accompagnement et la réinsertion des détenus.

La mission

L’intervention de Clowns Sans Frontières d’octobre 2019  consista en l’animation d’ateliers pour les enfants de SOS Villages d’enfants à Dakar, la création d’un spectacle (par six artistes français et sénégalais) qui a été joué 11 fois auprès de 1 500 enfants et une journée de sensibilisation des travailleurs sociaux aux pratiques artistiques.

Les résultats de l’étude présentée plus bas sont le fruit de l’analyse des effets de ces trois actions sur l’ensemble des bénéficiaires.

Un rire libérateur

« Je suis née dans un milieu, dit une enfant hébergée dans un Centre d’accueil, où ceux qui sourient tout le temps sont considérés comme des faibles. Pour que tes camarades aient peur de toi, il ne faut pas sourire quand tu t’adresses à eux. Il faut avoir l’air de quelqu’un qui est dur, qui est sadique. C’est comme ça que nous vivions dans les rues. ». Elle conclut en disant « Mais aujourd’hui je suis comme les autres enfants, je suis en train de rire et de jouer ».

A la suite des spectacles, de nombreux éducateurs décrivent une situation où l’enfant « se lâcherait », comme libéré par une parenthèse enchantée ouverte dans son quotidien, et accéderait à un monde totalement autre que le sien. Cette situation lui donne l’occasion et la possibilité de réanimer en lui la part d’imaginaire et de fantaisie qui fait partie du monde de l’enfance et dont il est privé compte tenu de sa situation.

Clowns Sans Frontières © Katja Muller – Sénégal 2019

Les observations faites et nombre des remarques de professionnels, en particulier de terrain, semblent cependant montrer deux résultats distincts sur la durabilité du rire libérateur : le « moment de répit » vécu par les enfants détenus a peu de suites, sans doute parce qu’il n’est pas prolongé par un travail d’accompagnement. Pour les autres par contre, ce « moment de répit » provoqué par le rire semble agir dans le temps et permettre à l’enfant de s’ouvrir. Il facilite ainsi le processus de reconstruction lorsque l’enfant est pris en charge par une organisation et qu’il bénéficie d’un accompagnement complémentaire.

La découverte et l’émerveillement

La force du spectacle réside par ailleurs dans la découverte d’univers que les enfants n’ont jamais eu l’occasion de côtoyer, réenchantant ainsi les imaginaires.

Le monde de la magie ou des acrobaties par exemple, en ont surpris certains si fortement que de nombreux enfants ont continué  d’en parler aux autres pour « donner la chance » à ceux qui n’avaient pas vu le spectacle de découvrir ce qu’ils avaient vu. « Ma mère me disait que la magie n’existe pas. Mais aujourd’hui j’ai vu un clown qui fait disparaître une boule rouge qui était dans une boite, et puis il l’a fait réapparaître. »

Clowns Sans Frontières © Katja Muller – Sénégal 2019

A travers les photos, la reproduction des mouvements, le récit des tours ou des farces de clowns, le spectacle semble agir sur la durée bien après la représentation. « Ces photos nous permettent de nous rappeler des moments passés ensemble, du spectacle et des échanges que nous avons eus avec eux. Quand on les regarde, c’est comme s’ils étaient là, juste en face de nous, sur la scène, en train de jouer. »

Beaucoup d’enfants n’avaient d’ailleurs jamais vu de spectacle de cirque, et parlent de la découverte d’un « monde » qu’ils ne connaissaient pas, dont ils ne soupçonnaient pas l’existence. L’émerveillement est parfois frappant pour le simple fait que les enfants issus de milieux ruraux n’ont tout simplement que très peu, voire aucun moment accordé à la distraction et au jeu. La nouveauté est totale. « Ils se lèvent, ils vont à l’école et dès qu’ils en reviennent, passent aux travaux domestiques ou travaillent aux champs », nous dit l’un des partenaires rencontrés.

Comme pour le rire, le spectacle participe à l’émerveillement des enfants et incarne le droit à l’enfance dont ils ont été privés.

Un effet catharsis

Certaines scènes, jouées par les artistes, font parfois penser les enfants à leur quotidien, à des situations vécues. Le spectacle semble « parler » aux enfants, leur permettant de s’identifier à certains personnages, et de mettre à distance certains souvenirs.

Certaines séquences, comme celle où deux clowns s’amusent en excluant un troisième, « ont rendus tristes » les enfants qui reviennent ensuite sur leur expérience de la rue lors des entretiens collectifs. Tout se passe comme si des séquences de ce type leur « parlaient » d’une expérience particulière, en l’occurrence ici, celle de la privation et du rejet qu’ils ont vécue dans la rue.

Parce qu’ils sont spectateurs de scènes rappelant leur quotidien, les enfants sont amenés à prendre de la distance avec leur vécu, à l’objectiver, et à le percevoir d’une manière différente grâce à l’interprétation du clown, personnage qui leur est complètement inconnu et qui s’amuse à transformer la réalité.

Cette mise en scène provoque un effet catharsis, permettant à certains d’entre eux de reconstruire une perception différente du vécu. « Avant de venir ici, j’étais dans un milieu où je pleurais chaque jour parce que mes camarades qui étaient plus forts que moi me battaient tout le temps. Ils m’envoyaient même la nuit dans des endroits très dangereux et quand je refusais, ils me battaient à nouveau. Je ne connaissais que la violence. Il m’arrivait de me réjouir lorsqu’un camarade qui avait l’habitude de me battre était battu à son tour par un inconnu ou lorsqu’il avait un accident. Je les haïssais tous. Á un certain moment, quand je voyais quelqu’un en train de pleurer je ne ressentais rien : cela ne me faisait ni chaud ni froid ». L’enfant en question conclut en disant qu’il « est redevenu comme les autres », en soulignant qu’il a retrouvé, récupéré ses capacités d’émotion : « Aujourd’hui, quand je vois un enfant en train de pleurer, ça me fait mal alors qu’avant, ça ne me faisait ni chaud ni froid. »

Une dimension éducative

« La première chose que j’ai apprise, c’est que quand quelqu’un te donne quelque chose de sale, il ne faut pas le prendre parce que tu peux tomber malade à cause des microbes. Je l’ai appris quand Patatou s’est mouchée puis a donné son mouchoir aux autres clowns et qu’ils ont refusé de le prendre : lorsqu’elle a voulu nous le donner, nous avons refusé nous aussi. » ; c’est le cas également à propos de la violence « J’ai compris que quand quelqu’un te provoque, il ne faut pas réagir ou lui répondre. Sinon, on risque de se battre. »

Les réactions d’enfants ou d’éducateurs suite au spectacle semblent montrer qu’une dimension éducative fait partie des acquis de l’action auprès des enfants. Cette dimension semble facilitée par le personnage du clown qui capte l’attention de l’enfant, qui s’adresse dans un langage qui parle à l’imaginaire et à la sensibilité de l’enfant.

Clowns Sans Frontières © Katja Muller – Sénégal 2019

Au-delà de la facilité du clown à mettre en confiance les enfants par le rire et l’émerveillement, le personnage même du clown semble aller jusqu’à susciter une demande éducative de la part de l’enfant. Le personnage du clown fait rêver, ouvre une porte vers un monde inconnu, réenchante l’imaginaire des enfants, embarque littéralement les enfants avec lui. Les enfants semblent alors vouloir apprendre d’eux comme pour accéder à ce nouveau monde, comme s’il le voyait comme un modèle.

« Nous voudrions qu’ils nous montrent comment faire pour réussir dans la vie parce qu’il nous arrive de nous demander si nos rêves vont se réaliser un jour. »

« Je voudrais qu’ils nous apprennent à monter des spectacles comme ça, quand nous deviendrons adultes et nous aussi nous jouerons pour les enfants pauvres et les enfants en situation de rue. »

Un phénomène d’identification

Une des spécificités de l’action de Clowns Sans Frontières est de travailler systématiquement avec des artistes locaux, en l’occurrence sénégalais et membres des collectifs Sencirk et Djarama. C’est là un des points forts de l’action car il permet aux enfants de s’identifier aux artistes, de découvrir le cirque tout en réalisant qu’il est accessible à des Africains.

Tout particulièrement grâce à l’histoire de Modou (un des artistes de Sencirk), celle d’un enfant maltraité qui fuit son village pour devenir talibé à Dakar, puis fuit à nouveau pour se retrouver dans la rue avant d’être recueilli par une structure d’accueil. De nombreux enfants se reconnaissent évidemment dans son histoire qui renvoie à leur vécu. Cette identification est une aide précieuse pour combattre le découragement et permettre à l’enfant de se projeter dans un futur désirable.

© Katja Muller – Sénégal 2019

L’expression d’un besoin, celui d’un accompagnement durable

L’action de CSF, bien que libératrice et ressourçante, semble susciter une demande tout aussi forte de la part des enfants et des éducateurs : celle d’un accompagnement sur le long terme.

C’est sur cet autre aspect que CSF travaille au Sénégal : faire se rencontrer les professionnels du cirque et de l’action sociale, afin notamment de mettre à disposition des travailleurs sociaux des outils et techniques qui pourraient leur être utiles et qu’ils pourraient utiliser dans leur travail avec les enfants. Au-delà d’une sensibilisation à ces outils, une réelle demande de formation sur le long terme a été exprimé par les professionnels qui y ont vu un potentiel significatif.

Le mot de la fin

« Il est clair que le spectacle offre bien plus qu’une « bulle de répit » et que le « moment hors du temps » qu’il constitue doit être entendu au sens fort : comme moment et moyen de réactiver de façon effective un imaginaire et des émotions que l’expérience vécue par ces enfants tend à étouffer ; et par-là, de donner une force concrète à l’exercice ou au rétablissement de ce droit à l’enfance pour lequel veut agir et agit CSF. »